Chronique des Mondes Emergents

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Ce siècle est à la barre et je suis son témoin. Victor Hugo [L'Année terrible (1872)]

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    Les indignés : écart ou sur-place ? Désobéissance, résistance et insubordination 2/3

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    Messages : 123
    Date d'inscription : 12/05/2014

    Les indignés : écart ou sur-place ? Désobéissance, résistance et insubordination 2/3 Empty Les indignés : écart ou sur-place ? Désobéissance, résistance et insubordination 2/3

    Message par Admin Mar 10 Juin - 19:36

    #résistance #indignation #indigné #indignados #Hessel #puissancecoloniale #Gandhi #nonviolence #terrorisme #société #contestation #manif #manifestation #Vichy #désobéisseur #fonctionnaire #éducationnationale #droitderéserve #démocratie #2011 #HannahArendt #15M #Espagne #capitalisme #Plantones #Oaxaca
    Temps critiques juillet 2011
    Première partie du dossier: https://chroniquemondesemerg.forumgratuit.be/t59-les-indignes-ecart-ou-sur-place-desobeissance-resistance-et-insubordination-1-3
    Notes: https://chroniquemondesemerg.forumgratuit.be/t61-les-indignes-ecart-ou-sur-place-desobeissance-resistance-et-insubordination-3-3#61


    Les indignés : écart ou sur-place ? Désobéissance, résistance et insubordination 2/3 Indign10
    (Crédit photo: L'Express)

    5 - La désobéissance comme premier pas vers une pratique de crise
    Si, nous l’avons vu, la résistance entretient un rapport ambigu à la légalité, la désobéissance, elle, ne s’y rapporte pas principalement parce que son cadre référentiel n’est pas institutionnel, il n’est pas de l’ordre de la loi. La désobéissance est éthique et invoque la légitimité de son action, y compris contre une majorité politique.
    Ainsi, pendant la guerre d’Algérie, l’action des soldats du contingent « déserteurs » ou/et « insoumis » ne relève pas simplement d’une « désobéissance militaire », mais d’une conduite politique. Ils ont non seulement fait acte d’insubordination mais ils ont aussi élargi leur lutte contre l’État néo-colonial16.
    Il s’agissait non seulement de désobéissance et d’insoumission mais aussi d’action contre-institutionnelle d’une portée qui se voulait universelle.
    Toutefois, il ne s’agissait pas d’une « alternative », au sens contemporain du terme, mais d’une opposition politique à la gauche institutionnelle qui menait la guerre d’Algérie17. D’ailleurs, l’émergence du psu a été favorisée par ces réseaux, même si de futurs agitateurs d’idées de la fin des années 60 figurent, par exemple, dans « Le manifeste des 121 » (Guy Debord, Henri Lefebvre, René Dumont, Pierre Vidal-Naquet, etc.) en dehors de toute perspective partitiste.
    Cette phase contre-institutionnelle a été créative, mais elle a été dépassée par les actions anti-institutionnelles de mai 1968. La contestation généralisée de toutes les institutions menée par le mouvement ne visait pas la conquête du pouvoir d’État, ni une alternance politique mais cherchait à dissoudre les médiations instituées pour créer des rapports sociaux qui ne séparent plus l’individu et la communauté humaine. La négativité historique exprimée par les contestataires s’est traduite par des luttes frontales contre les institutions de la société de classe et de son État-nation ; la dimension anti-institutionnelle y fut prépondérante. Le salariat, l’entreprise, l’université, la famille, le mariage, l’église, le parti, le syndicat, les médias, le sport, les rapports hommes-femmes, aucune institution n’a échappé aux critiques-en-actes des assaillants « du vieux monde ».
    Ce dernier assaut de type prolétarien se voulait en continuité (et parfois en rupture) avec le mouvement ouvrier révolutionnaire. De son échec a émergé un mode d’action politique non-institutionnel fait d’alternatives, de pratiques « parallèles », de subjectivisation des relations et de désimplication de la sphère politique traditionnelle. Le local, le particulier, l’autonomie, le « sujet » deviennent, dans la crise ouverte de la reproduction, un opérateur du nouveau compromis politique. Les institutions n’ont pas disparu, mais elles sont résorbées dans une gestion des intermédiaires. Le salariat existe encore, mais il est instable, mobile, précaire ; l’école est présente, mais elle a perdu sa puissance de médiation sociale en se transformant en un vaste « dispositif de formation » ; le mariage n’a pas été aboli, mais il est assimilable à un Pacs étendu aussi aux homosexuels ; l’entreprise n’est plus un centre de production mais une stratégie de puissance économique et politique, etc.
    Dans un tel contexte, les actuels mouvements d’insoumission et d’indignation ne situent pas leurs interventions au niveau du rapport aux institutions. Ils posent un constat : « cela ne peut plus durer », « rejoignez-nous ». Ils manifestent leur exaspération et leur colère, mais dans le respect des institutions. Combiné à ce constat d’insupportabilité des conditions de vie, un présupposé utopiste les anime : si un très grand nombre d’individus s’indignent, alors le cours des choses ne pourra plus se poursuivre en l’état ; nous sommes le rapport social et nous ne voulons plus le reproduire. Conscientisez-vous, proclament-ils… tout en continuant à travailler et à vous divertir. Non violence et bienveillance avec les autres êtres humains constituent le pôle humaniste du mouvement des indignés. En cela ils sont aux antipodes des groupes insurrectionnalistes qui désignent des ennemis extérieurs (L’État, les médias, les mafias, les puissants et les individus aliénés qui les supportent).

    6 – L’indignation : force ou faiblesse des dominés ?
    Mais sur quoi faire reposer une révolte, une insoumission ou la désobéissance ?
    On ne peut plus le faire au nom de l’Histoire ; pas davantage on ne peut le faire au nom d’un messianisme révolutionnaire centré sur une mystique révolutionnaire du prolétariat qui n’a plus lieu d’être et dont le porteur a été défait ; on ne peut le faire au nom d’un intérêt qui n’apparaît plus que comme un intérêt particulier, à savoir, l’intérêt d’une catégorie ouvrière qui ne représente ni la masse des salariés en activité ni les « pauvres » de toutes sortes (personnes âgées en difficulté, chômeurs définitifs, femmes célibataires peu ou pas qualifiées, jeunes à la recherche d’emploi, jeunes à la recherche d’autre chose, etc.).
    Mais peut-on le faire à travers un autre intérêt quand la société capitalisée évolue d’une façon telle qu’on ne peut plus déterminer un intérêt qui soit supérieur aux autres ? Peut-on le faire au nom de l’intérêt en général ? Alors, c’est retomber sur la notion « d’intérêt général » qui est d’ordinaire, dans les démocraties contemporaines, du ressort de l’État censé être le seul à avoir la hauteur de vue nécessaire pour trancher dans la jungle des intérêts particuliers18.
    Peut-on alors le faire au nom de « valeurs » ? C’est ce que pense Hannah Arendt, dans son traité sur la désobéissance civile quand elle précise que « ceux qui se livrent à la désobéissance civile constituent en fait des minorités organisées, unies par des décisions communes, plutôt que par une communauté d’intérêts, et par la volonté de s’opposer à la politique gouvernementale, même lorsqu’elles peuvent estimer que cette politique a le soutien d’une majorité19 ».
    Mais comment résoudre le problème si la majorité n’a pas conscience de ces valeurs ou continue à penser que les intérêts matériels sont souvent et surtout pour les plus démunis, supérieurs à ces mêmes valeurs ?
    Les exemples fourmillent, mais contentons-nous d’un seul, très actuel : que pensent les travailleurs des entreprises du nucléaire de la valeur « Sauver la planète » si l’entreprise, outre le salaire consenti, leur offre par-dessus le marché confort et loisirs abondants et peu chers pour compenser les risques de proximité ?
    L’indignation exprime assez bien l’impuissance des dominés dans ce contexte et la difficulté à se projeter vers un avenir dont on souhaite et dont on redoute en même temps sa dissemblance avec le présent. D’où le flou que l’on ressent non seulement sur le plan programmatique, mais sur celui même du désir qu’il n’est plus question de prendre pour la réalité, comme en 1968. Ce flou explique aussi le peu d’enthousiasme suscité par le « capitalisme vert » qui ressemble à un dernier substitut de révolution, acceptable pour la frange conservatrice de la société, à l’usage des réformistes ou des naïfs invétérés, mais à travers lequel la jeunesse a du mal à se dessiner un avenir.
    Comme d’habitude, l’histoire des femmes et des hommes tranchera et sans doute avec brutalité. Mais la difficulté d’analyser le moment présent provient précisément du fait qu’il échappe aux cadres des théories anciennes et aux schémas mentaux inculqués par la tradition révolutionnaire. Il est donc probable que nous inventerons aussi des formes inconnues jusqu’ici et que la pression des circonstances, donc la contingence aussi, aura un poids déterminant.

    7 – L’indignation remplace la conscience politique 
    Du moins du point de vue historique, la conscience morale a longtemps été déterminée par les canons de l’Église et de l’aristocratie puis elle s’en est émancipée au sein d’une philosophie critique des « Lumières » propice au processus de l’individualisation bourgeoise, mais le peuple n’y a pas trouvé son compte. Si les révoltes ou les révolutions ont toujours été la conséquence d’une mise en action d’une conscience morale (« Liberté, Égalité, Fraternité »), elles reposaient aussi sur la conscience d’intérêts communs, la conscience d’une opposition avec les dominants ou les exploiteurs, bref d’une conscience politique ou d’une conscience de classe que le mouvement ouvrier puis le syndicalisme devait accélérer à partir de la révolution industrielle.
    Le problème, c’est qu’aujourd’hui cette conscience de classe se réduit comme peau de chagrin à la mesure du déclin numérique et qualitatif (l’impossible affirmation actuelle d’une identité ouvrière) du prolétariat. Sa croissance dans les pays émergents n’est pas une solution de rechange car il s’y développe en dehors de toute perspective de classe, en dehors de tout projet socialiste.
    La conscience morale resurgit donc sur ce déclin de la conscience de classe et aussi sur le fait que la révolte ou la révolution ne peuvent plus se produire au titre d’une classe suffisamment unifiée mondialement qui concentrerait tous les torts du capitalisme et non pas un tort particulier comme le disait la célèbre formule de Marx, mais seulement à titre humain car le processus de totalisation du capital a fait que ce dernier a étendu considérablement son champ de domination.
    Mais cette conscience morale qui prend aujourd’hui la forme médiatique de l’opuscule à succès de Stéphane Hessel en reste à « l’indignation » et à la dénonciation de ce qui est vraiment exagéré comme si cet exagéré n’était pas le produit d’une logique générale. Certes, tous les moyens sont bons pour faire pièce à la domination et au pouvoir, mais on sait très bien que l’indignation peut conduire à toutes sortes de comportements protestataires ou récriminatoires, y compris à voter ps ou fn en France, Liga en Italie ou à revendiquer de quitter l’ue et le retour à la drachme en Grèce.

    8 – Pourquoi occuper les places ou faire des « marches de l’indignation » ?
    L’occupation des places a une grande importance car elle signale un détournement de leur usage habituel qui est d’être lieu de circulation ou de rassemblements informels et très provisoires. Cela prend encore plus d’importance quand l’occupation est le fait de forces rassemblées, de façon plus ou moins spontanées, pour contester tout ou partie de l’ordre établi20. Il s’agit là de la création d’un « espace public non institutionnel » pour reprendre les termes d’Oscar Negt21, sur une place publique. Mais du fait de l’occupation, il y a transformation du statut politique et social du lieu. Il ne fait pas de doute que la place Tahrir du Caire a dû jouer le rôle de modèle. Non plus un simple rôle de lieu de rassemblement, de stationnement ou de circulation des foules, ce qui est, après tout, la fonction des places, mais un lieu où l’intensité d’une crise politique et sociale semble se cristalliser. Cette expansion par capillarité connexionniste est une des caractéristiques des mouvements actuels et les branchements sont à courant alternatif. Ainsi, on a d’abord la révolte des jeunes Grecs en décembre 2008, suite au meurtre par la police du lycéen Alexandros Grigoropoulos ; puis la répression policière du 5 mai 2010 où la police brise une manifestation de cent mille personnes à Athènes après un incendie qui a fait quatre morts. Ces événements résonnent comme un écho positif et radical à l’échec de la conjonction de la révolte des banlieues de 2005 avec la lutte des étudiants contre le cpe en 2006 en France, dans un contexte de crise grave de la reproduction des rapports sociaux. Enfin, le panneau des indignados espagnols : « Réveillez-vous les Grecs » est une allusion à la circularité des événements et n’est pas pour rien dans l’occupation de la place Syntagma à Athènes en mai 2011. Est-ce que ces résonances qui recouvrent une assez vaste aire méditerranéenne sont le signe d’un nouvel internationalisme des luttes, l’ouverture d’un nouveau cycle comme celui initié dans la seconde moitié des années 60 ? Nous ne pouvons le dire pour le moment.
    Il s’agit bien là d’une rupture avec les pratiques quotidiennes reproductrices de l’ordre social, même si cette rupture est limitée par son caractère partiel aussi bien dans la forme que du point de vue de son contenu. Ainsi, il est prévu un rassemblement le week-end du 25-26 juin Puerta del Sol. Mais pour deux jours seulement. Le modèle de la place Tahrir s’estompe.
    L’occupation des places ne constitue d’ailleurs pas le seul moyen d’action utilisé. Les indignados espagnols, après avoir décidé de quitter la Puerta del Sol à Madrid, ont recours à d’autres types de manifestations, parmi lesquels des marches entre Barcelone et Madrid en passant par villes et villages. Ils disent « nous avons occupé les places, nous occupons les routes… nous allons occuper l’Europe ». De même en Grèce, les manifestants ont essayé d’empêcher les députés de se rendre au Parlement et la place Syntagma à Athènes semble être occupée de façon quasi permanente.
    Mais l’idée d’une « révolution à titre humain » que nous sommes nombreux à espérer, peine à trouver sa confirmation dans un mouvement qui, comme celui qui se déroule actuellement, n’entraîne pas la remise en cause des statuts et des identités dont il se contente de défendre la simple équivalence.
    Cela pourrait rester de l’ordre des arguties théoriques si cela n’influait pas sur les conditions concrètes de la lutte. Par exemple, quand certains, au sein du mouvement des occupations, défendent la police « parce qu’elle fait son métier », cela renforce bien évidemment les positions globalement unitaires et pacifistes du mouvement, en dépit des frictions que cela peut occasionner à l’intérieur du mouvement. Ce fut le cas, par exemple, le 27 mai Plaça de Catalunya à Barcelone, quand un « cordon sanitaire » a tenté de s’interposer entre la police chargée de déblayer la place et un groupe d’irréductibles qui entendaient demeurer à cet endroit.
    Cela renforce aussi l’idée d’un « Tous ensemble » qui a montré ses limites en France en 1995 et qui semble parfois critiqué comme l’expriment les événements en Grèce et aussi le rejet de la plate-forme « la démocratie réelle maintenant » à Barcelone et de nombreuses initiatives autonomes à Madrid. Mais les choses peuvent évoluer très vite en fonction de la situation. Par exemple en Grèce, en cette fin juin, la crise est telle que l’ordre établi doit se défendre par tous les moyens si bien qu’une escalade des affrontements n’est pas à exclure. C’est d’ailleurs en Grèce que les forces en présence semblent être les plus éclatées, les plus différenciées avec d’une part des manifestants aux intonations anti-union européenne voire nationalistes auxquels des forces d’extrême droite pourraient venir s’agréger via des hooligans semble-t-il assez actifs autour du Parlement ; d’autre part des manifestants proches de l’extrême gauche qui concentrent leur activité sur les quartiers et assemblées locales. Mais comme en Espagne, le rapport à la violence est un sujet discriminant, au moins tant que la répression reste limitée et sous contrôle22. De toute façon, de tels affrontements ne pourraient prendre une dimension supplémentaire que si cette crise s’étendait ailleurs car il n’y a pas d’internationalisme des solidarités, il n’y a qu’un internationalisme des luttes.
    On notera qu’il y a une différence entre des occupations ou des blocages qui s’insèrent dans un mouvement de lutte plus large – comme en France en octobre-novembre 2010, même si ce n’est pas sur un même objectif, ou comme en Grèce depuis plus de trois ans et maintenant en Espagne où des comités de voisinage ont précédé les occupations de places centrales – et une situation comme celle de Paris où l’occupation en soi crée l’événement, en dehors de toute lutte, où la monstration se confond avec la lutte et où une simple posture de contestation fait figure de vraie opposition riche de contenu. En effet, si à Paris le rassemblement qui s’opère à Bastille est bien dans la filiation du mouvement des indignados(parmi ses initiateurs figurent des étudiants espagnols en résidence à Paris) il est plus dans l’imitation que dans l’expression propre de ses particularités. C’est que les effets de la crise de 2008 sont moins forts en France. La répression y est aussi plus présente comme le montre le déplacement manu militari de l’ag après le succès relatif du rassemblement de 3000 personnes le 5 juin, des marches de l’Opéra Bastille vers le Boulevard Richard Lenoir où la visibilité est moindre ; comme le montre aussi la rafle policière du 19 juin contre une initiative pour installer un campement permanent.
    Ces caractéristiques vont conduire les participants à privilégier les questions d’organisation. Devant l’absence de perspective, même immédiate, le démocratisme abstrait va être érigé en principe. L’ag doit être régie par le consensus après discussion ce qui conduit le plus souvent au blocage puisqu’une petite minorité peut toujours critiquer un point particulier. Dans ce cas, la décision est renvoyée à une commission quitte à ce que la proposition revienne devant l’agaprès modification. On a là en germe toutes les tares du parlementarisme. Très vite les commissions multiples qui se spécialisent à partir d’une prétendue expertise deviennent des branches d’un exécutif qui ne dit pas son nom23. Elles sont chapeautées par une coordination des commissions et l’ag, dont la fréquence est réduite, devient une chambre d’enregistrement. Les « indignés » sont piégés par leurs propres règles démocratiques alors même qu’ils n’arrivent pas à poser la question plus générale de leur rapport à la légalité. Ainsi, la « commission juridique » posera, à un moment donné, la question de la légalité du mouvement par rapport au pouvoir : « Voulez-vous la respecter oui ou non », en des termes qui font penser à une question de philosophie au baccalauréat. Le « mouvement », s’il faut l’appeler comme cela, semble hors-sol. Son pacifisme foncier correspond au moins autant à une absence de prise en compte des rapports de force qu’à un pur refus de la violence. L’idée d’une alternative dans la construction d’un monde parallèle à la société en place est-elle le fruit d’une illusion, qui plus est générationnelle24, ou une résurgence des utopies du XIXe siècle ?
    En tout cas, on ne peut négliger ou a fortiori juger ces événements à partir d’une position critique extérieure qui attribuerait les bons et mauvais points25.
    On peut dire simplement que toute occupation « sauvage » représente un début de rupture avec l’ordre établi. En Espagne, par exemple, les autorités dont la première réaction a été d’interdire l’occupation prolongée des places tout en autorisant la manifestation temporaire, ont dû faire machine arrière face à la force du mouvement, et cela d’ailleurs en contradiction avec les principes constitutionnels au sujet des manifestations politiques en période pré-électorale.
    En tout état de cause, il semble que ce type de mouvement doive développer, à court terme, un démocratisme d’assemblée avec toutes les dérives que cela comporte26 et un citoyennisme qui se pose comme une nouvelle médiation à l’époque de la crise et du déclin des anciennes médiations de l’époque précédente (État-nation-providence) toutes plus ou moins institutionnelles27.
    Obligée de dissoudre toujours davantage les anciens rapports sociaux hérités de la société de classes et devenus pour elle des « obstacles au changement », la société capitalisée est de plus en plus fragmentée et elle a donc besoin de nouvelles médiations pour représenter son unité. Pour se faire médiation, la démarche citoyenne cherche à recréer les conditions d’apparition d’une société civile qui échapperait aux fondamentalismes du marché et de l’individualisation. C’est cela qui limite sa critique de l’État capitaliste à la critique des politiques néo-libérales.
    Le capitalisme mondialisé aurait dépossédé les États nationaux et donc les hommes (via les élections) de leur pouvoir politique assis sur la liberté. Il n’y aurait donc plus de démocratie « réelle » et il faut en recréer une de la même façon que, pour beaucoup, il n’y a plus « d’économie réelle » et c’est pour cette raison que les choses iraient si mal.
    Il y a tout lieu de penser que nous continuerons à connaître grosso modo les mêmes errements lors des prochaines insurrections en Occident et, à chaque fois se posera nécessairement le problème du rapport à la violence et du rapport à l’État. Une clarification s’impose dans ce domaine afin d’échapper au dilemme : « pacifisme bêlant » ou « lutte armée », et de sortir des ornières où cette question s’est enlisée.
    Malgré tout, nous devons être là où une dynamique semble pouvoir s’instaurer et rester attentifs à ses potentialités subversives parce que les tensions conflictuelles côtoient les apparentes pratiques de soumission. Participer aux mouvements en cours, c’est essayer de renforcer l’autonomie pratique de ces luttes dans tous les aspects de la vie quotidienne en critiquant toute illusion sur la formation d’une autonomie politique (une « démocratie réelle ») qui se développerait à l’abri d’une autonomie économique (retour au protectionnisme, retour à l’intervention de l’État et moralisation de la finance). Ce n’est pas parce que l’État s’est redéployé sous une forme réseau, qu’il n’existe plus, bien au contraire ; c’est parce qu’il produit de la totalisation sans être totalitaire qu’il recouvre ou englobe toute la société28. Il en est ainsi des modes de mobilisation. En effet, le mouvement des indignés fait comme si la force des techniques de communication était un élément facilitant, alors que c’est précisément parce que ces techniques désubstantialisent la communication qu’elles permettent des rassemblements rapides et massifs, mais creux, sans prise sur le réel et qui tournent à vide ; qui gravitent, justement, autour des problèmes de communication. À cet égard, l’attitude vis-à-vis de la presse est celle d’une quête de son effet miroir (miroir qu’on espère grossissant) et cette mise en abyme communicationnelle signe dès le départ le manque de perspectives ou simplement l’élan insuffisant du mouvement.
    En effet, le refus du politique qu’il exprime n’est pas, pour le moment du moins, un signe de lucidité chez les jeunes qui composent la majorité de ces mouvements (au moins pour l’Europe), mais au contraire un refus de la critique au nom d’un idéal communicationnel apolitique.
    C’est bien parce que ces mouvements ne passent pas à l’action contre les lieux de pouvoir et la circulation des flux de production et de reproduction qu’ils ne font pas peur aux États. Dans les pays arabes, ils auront servi au changement du personnel politique et à quelques réformettes démocratiques, mais ils auront eu tout de même une influence considérable sur les conditions de vie des populations et leur rapport au pouvoir. D’une certaine façon, la peur a changé de camp parce qu’il ne s’est pas agi d’une simple indignation contre les abus, mais d’une véritable résistance due à l’insoutenabilité des situations. Il a fallu, de plus, qu’interviennent la singularité de certains événements (sacrifice individuel, sorte de mai 68 sur la place Tahrir) pour que cette insoutenabilité – qui ne datait évidemment pas d’hier – puisse se cristalliser, pour que « l’étincelle mette le feu à la plaine ».
    Mais ici, en Europe, hormis en Grèce où la crise de reproduction des rapports sociaux est plus grave, nous n’en sommes pas là justement parce que ceux pour qui la situation relève le plus de l’insoutenable sont ceux qui sont les plus écrasés par les structures matérielles et mentales de la domination. Ce sont plutôt ceux qui sont dans l’entre-deux qui forment une nouvelle catégorie de protagonistes. Donc, non pas les chômeurs, mais ceux qui ont peur de l’être, non pas les sans-logis, mais ceux qui retardent leur départ du milieu familial, non pas les non diplômés, mais ceux qui pensent que leurs diplômes sont dévalorisés etc. Leur pratique connexionniste n’est donc pas simplement une nouvelle forme de fétichisme vis-à-vis des nouvelles technologies, elle est due à ce même entre-deux qui fait qu’ils sont comme suspendus au-dessus du rapport social. S’il nous paraît complètement faux d’y voir un mouvement de nouvelles classes moyennes en voie de déclassement, il n’en est pas moins vain d’y chercher une nouvelle figure de classe qui viendrait supplanter la classe ouvrière ou former un nouveau prolétariat universel. Ce serait encore une perspective de classe totalement hors de propos ici. Il ne nous semble pas non plus possible de faire une interprétation en termes de nouveau sujet. Tout d’abord pour une raison théorique qui est que cela fait plus de quarante ans que la critique s’use en vain à chercher un nouveau sujet sur le modèle du prolétariat (cf. Marcuse à la fin des années 60) ; ensuite parce qu’à une certaine unité de classe a succédé une fragmentation du salariat et même une amorce de décomposition de celui-ci. Il n’est donc pas possible de faire un tri et d’en choisir une composante qui jouerait un rôle moteur, d’autant que les mouvements actuels montrent un enchevêtrement de différentes catégories : le « précaire », « le travailleur cognitif », ou de façon encore plus indéterminée, le « travailleur collectif ». D’ailleurs ces catégories manquent elles-mêmes de consistance et d’unité29. Elles sont, souvent au même titre, victimes des nouvelles conditions de la domination et de l’exploitation et elles sont, au mieux, parties prenantes des nouvelles communautés de luttes contre ces conditions.
    C’est ce qui rend ce type de mouvement assez singulier et facilite son écart30 par rapport à ce que l’on attend habituellement, mais qui est aussi susceptible de surprendre le pouvoir en place. Ainsi, l’événement que constitue l’occupation des places, en Espagne et en France, reste ambigu et limité par le fait que cet écart est comme posé, comme en soi, à la fois nécessaire et suffisant. Il ne faut sans doute pas chercher plus loin l’autosatisfaction qui semble émaner des différentes commissions sur les tâches les plus quotidiennes et ce qui apparaît déjà comme un fétichisme de l’organisation. Tout au plus peut-on y voir une tendance autogestionnaire qui, pour le moins dépassée, en ce qui concerne ses contenus originels (ce qui était l’autogestion d’une production dont la majeure partie devrait être aujourd’hui abandonnée) réapparaît dans le cadre d’une idéologie de la forme ; ce que nous avons nommé et critiqué comme « la forme d’abord31 ».
    La question qu’on peut se poser est celle-ci : cette limitation est-elle autolimitation ou bien est-ce qu’il y a conscience de la difficulté à créer une dynamique parce que le mouvement n’est pas relié aux forces qui pourraient transformer un écart, simplement posé, statique, en pratiques d’écart et de subversion de l’ordre établi ? Mais cette dynamique n’est pas impossible. D’accord pour dire que le mouvement actuel n’a rien de révolutionnaire, ni dans sa forme ni dans son contenu mais cela ne veut pas dire qu’il ne peut pas déboucher sur autre chose ou qu’en tout cas il puisse produire un effet d’entraînement. On en a un exemple ce 5 juillet avec la mise en échec d’une rafle policière anti-immigrés dans un quartier populaire de Madrid (Lavapiès32). Là non plus rien de révolutionnaire en soi mais des signes de résistance au pouvoir et la démonstration que l’indignation, quand elle se fait collective, peut faire mouvement, peut créer des passerelles, des convergences de lutte. Notre tâche est aujourd’hui de faciliter ce lien dans la mesure où une occupation sauvage, une « plantonisation »33, de la voie publique, quelles que soient les limites du mouvement qui s’y livre, ne peuvent que contribuer à inculquer de bonnes habitudes aux taupes individualistes que nous sommes devenus34.
     
    The future is unwritten35 peut-on lire actuellement sur un mur d’Athènes…▪
     
    Temps critiques, 12 juillet 2011

      La date/heure actuelle est Dim 19 Mai - 14:07